La ville et la prostitution


L’histoire de la prostitution souvent considéré comme linéaire ou anhistorique et soit remise en cause soit considérée comme naturelle. La cartographie des lieux et des différentes formes de prostitution repose principalement sur les sources archivistiques de la répression. Par conséquent observer ces territoires urbain revient presque toujours à en dessiner les formes les plus visible, certaines formes de prostitution restent donc cachées des contemporains ce qui échappent aussi aux historiennes et historiens. Cette différence entre ce qui est privée ou public, officiel ou clandestin, montre l’importance de la moralité publique, du trouble à l’ordre public, dans cette gestion de la prostitution urbaine. Le terme « prostitué.e » vient du latin prostituere signifie « mettre devant, exposer au public » révélant que la prostitution n’a pas été pensée pour en termes de vénalité, danger, mais de visibilité. Son histoire va devenir l’objet d’une production éditoriale conséquente à partir du XIXème siècle en lien avec l’émergence de l’hygiénisme et l’essor de nouveau systèmes de gestion et de contrôle de l’activité prostitutionnelle. Dès le départ, les ouvrages vont porter un regard moral sur la prostitution et sur la population des prostituées en témoigne l’ouvrage de Béraud, A., Les filles publiques et la police qui les régit, 2 vol., Paris, 1839. Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que la prostitution devient un objet historiographique à part entière, un intérêt nouveau qui s’inscrit dans un mouvement plus large de développement de l’histoire des femmes et des études sur la sexualité. Une avancée dans les recherches sur la prostitution est visible à partir de la fin des années 80 puis plus largement dans les années 1990-2000, avec l’essor (à la suite de l’histoire des femmes) des études du genre qui vont ancrées les études prostitutionnelles dans le cadre plus large des rapport de pouvoirs et de domination. Dès les années 1980 les chercheuses et chercheurs, anglo-saxons se sont penchés sur l’ancrage spatiale de la prostitution et plus généralement des sexualités. En lien avec la montée des mouvements de lutte homosexuelles, des géographes anglo-saxons vont s’intéresser aux sexualités « déviantes » et à leur place dans l’espace urbain, ils vont donc cartographier les espaces gays et lesbiens mais surtout mettre en exergue la façon dont l’hétérosexualité façonne les territoires. Le fait que gays et lesbiennes vivent non seulement dans des espaces distincts les uns des autres, mais surtout séparés de la société hétérosexuelle, a permis de mettre au jour la base hétérosexuelle et hétérosexiste de la construction de la ville moderne occidentale et les identités de genre supérieur,  que la ville moderne suppose et véhicule tout à la fois. La politisation des identités gays et lesbiennes, a favorisé l’émergence de la notion d’hétéronormativité entendue comme ; « Le système de normes sexuelles régulant l’hétérosexualité, à savoir un système s’appuyant de façon asymétrique sur une division binaire et concordante de sexe et de genre (homme masculin et femme féminine) et supposant une sexualité monogame, pénétrative et à visée reproductive » (Phil Hubbard, 2008). Cette notion permet d’entrevoir comment des frontières, réelles ou symboliques, se dessinent entre une population honnête et des personnes jugées indésirables à cause de leur sexualité. En France c’est dans les années 2000 que la géographie fait une place aux études sur les questions de genre et de sexualité et celles-ci portent essentiellement sur les homosexualités, en histoire le constat est similaire, les études portant sur les sexualités abordent les cultures gays et lesbiennes. L’étude de la géographie prostitutionnelle est liée à l’essor des centres urbains en tant qu’espaces où se développe l’activité prostitutionnelle, les centres urbains connaissent un nouvel essor à partir du XIIème siècle, en lien avec l’émiettement du modèle féodal et la croissance d’un pouvoir monarchique centralisateur. La prostitution présente dans les centres urbains, est par ailleurs, plus dense dans les capitales nationales ou régionales, caractérisées par la présence masculine importante.

En France, certaines villes vont posséder des quartiers réservés, tout comme plusieurs citées méridionales et certains ports par exemple ; 88 maisons marseillaise se trouve encore en 1882 dans un quartier limité par les rues de la Reynarde à l’Est, la rue Radeau à l’Ouest, les rues de la Loge et Lancerie au Sud et la rue Caisserie au Nord. À Grenelle la prostitution est indissociable de la création de l’École militaire sous Louis XV, et du nombre important d’institutions, de garnisons et de bâtiments de l’armée qui s’y concentrent depuis, l’importance et la permanence de la clientèle militaire dans cette partie de l’actuel XVème arrondissement permet d’expliquer la continuité de l’activité prostitutionnelle tout au long du XIXème siècle.  Au XIXe siècle en France, la prostitution est gérée à l’échelon communal par les municipalités, sauf à Paris où sa gestion est l’affaire de la Préfecture de police. Or, cette gestion, en 1842, s’étend aux communes de banlieue avec ses prérogatives et son système réglementariste qui implique l’inscription des prostituées sur un registre, des visites médicales obligatoires et l’implantation de maisons de tolérance. La mesure, prise pour lutter contre l’importante prostitution clandestine qui prospère aux barrières, voit un certain nombre de guinguettes devenir maisons de tolérance officielles. Aux « barrières », c’est-à-dire aux entrées de la capitale là où se trouve les postes et leur barrières pour percevoir l’octroi, se développent des guinguettes où les Parisiens viennent se divertir, mais où prospèrent aussi des petits trafics, de la contrebande et de la prostitution. Ces guinguette tirent leur nom de « guiguet » ou « guinguet », vin aigre, depuis le XVIIIème siècle, ces établissements hors les murs font partie de la vie des parisiens. Dans les années 1840, les guinguettes et bals de Grenelle se situent toujours le long du boulevard mais se sont dispersées depuis la barrière de l’École militaire dans les rues Frémicourt et la rue de la Croix-Nivert. En juillet 1846, un rapport du service des mœurs dresse ainsi la liste des cabarets favorisant la prostitution clandestine dans ces deux rues :

    • « Le Lapin blanc », « Au Sapeur », « Au Tambour-major », « Au Tambour-maître », « Au Canonnier », « À la Cantinière », « À la ville de Caim », « Au retour d’Afrique », « Au château du Coq », « À la ville de Metz », « À la ville de Marseille »

Leur nom suggère un appel de la clientèle plutôt militaire (L. G. Quijano ; Archives de la Préfecture de police de Paris (désormais APP), DB 409, rapport du 20 juillet 1846.). L’annexion des communes de banlieue en 1860 déplace la limite de l’octroi aux fortifications, la géographie des guinguettes est donc profondément bouleversée par l’extension, mais moins celle de la prostitution. Au début des années 1840, la Préfecture de police s’attaque à la prostitution aux barrières de Paris en transformant quelques guinguettes en maisons de tolérance afin d’obliger les femmes qui y travaillent à suivre les obligations du dispensaire, c’est donc l’implantation du système réglementariste. Le préfet Debellyme, considère donc cette expérimentation comme un succès, il va donc étendre en 1842 ce système réglementariste à toutes les communes de banlieue dans lesquelles existent des établissements publics avérés ouverts à la prostitution. Par ailleurs, la plupart des maisons de tolérance qui s’ouvrent ne sont que d’anciennes guinguettes reconverties dans la prostitution officielle après avoir tiré profit de la prostitution clandestine. Mais leur nombre, signe d’une activité florissante, double pratiquement en moins de 15 ans, passant de 36 établissements en 1842 à 68 en 1854

Bon nombre de ces maisons de tolérance, sont par la suite « à estaminet », c’est-à-dire qu’elles possèdent une salle de boissons fonctionnant comme un café, située au rez-de-chaussée et parfois complétée par des cuisines ou une salle à manger/ réfectoire. Au-dessus, un premier voire un deuxième étage sont entièrement occupés par des chambres de passe, l’existence d’une salle de débit ou d’un estaminet révèle autant qu’elle incite à une fréquentation populaire des bordels. L’organisation et le fonctionnement des maisons à estaminet ne semblent pas réellement évoluer, malgré un certain déclin généralisé des tolérances et les règlements sanitaires de plus en plus stricts concernant ces lieux. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la prostitution de rue prend le pas sur les bordels comme dans d’autres communes annexées. À Grenelle, c’est surtout le débit de boissons accueillant des filles qui semble s’imposer par rapport à la « prostitution en boutique », c’est-à-dire aux filles racolant devant la porte de leur chambre. De plus, les marchands de vins autour de l’École militaire embauchent des filles publiques qui, sous prétexte de faire le service, se livrent à la prostitution principalement auprès des soldats casernés dans le secteur comme l’attestent de très nombreux rapports policiers.

La prostitution dans l’espace est stratégiquement située, localisée, l’exemple de Grenelle montre par ailleurs, la prépondérance des clients militaire, et la localisation stratégique des prostituées, on peut également prendre l’exemple de Valenciennes, ville ayant une garnison militaire ce qui favorise la prostitution. L’essor de ces études va permettre une analyse diachronique et spatiale de l’activité prostitutionnelle ce qui va notamment favoriser le fait de penser la ville autrement. Il va être possible de voir émerger une géographie morale des espaces urbains.

bibliographie :

Alain Corbin, Les filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au XIXème siècle, Paris, Champs, 2015, p. 639.

Lola Gonzalez-Quijano, « Le système réglementariste dans les communes annexées : Le cas de Grenelle (1842-1914) ». Histoire urbaine, vol.2 n° 49, 2017. p.55-74. [en ligne] shs.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2017-2-page-55?lang=fr.

Raymonde Séchet, « La prostitution, enjeu de géographie morale dans la ville Entrepreneuriale. Lectures par les géographes anglophones ». Espace Géographique, 2009, 38 (1), pp.59-72.

Phil Hubbard, « here, there, everywhere: the ubiquituous geographies of heteronormativity », Geography Compass, vol.2 n°3, 2008 p. 640-658

Pour plus de détails :

Agathe Roby, « De la Grande Abbaye au Château Vert : L’installation d’un nouveau bordel municipal à Toulouse au XVIe siècle ». Histoire urbaine, vol. 2 n° 49, 2017. p.17-35. [en ligne] : shs.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2017-2-page-17?lang=fr.

Anne Giraudeau, « De la rue à la chambre : Une approche spatiale de la prostitution à Grenoble au XVIIIe siècle ». Histoire urbaine, vol. 2 n° 49, 2017. p.37-54. [en ligne] : shs.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2017-2-page-37?lang=fr.

Isabelle Tracol-Huynh, « Entre ombre et lumière : Lieux et espaces prostitutionnels à Hanoi pendant la colonisation (1885-1914) ». Histoire urbaine, vol. 2 n° 49, 2017. p.75-96. [en ligne] : shs.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2017-2-page-75?lang=fr.

Lola Gonzalez-Quijano, Prostitution au XIXème siècle 2/4 : Paris, capitale de la prostitution au XIXème siècle, 2015, podcast, Radio France.