Colonisation, femmes et prostitution



À travers une histoire culturelle et politique, cet article va aborder la colonisation et ses colonies, au regard des femmes, du corps, de la sexualité et de la prostitution. La France empire colonial du XIXème au XXème siècle. À la suite de la phase de la conquête coloniale engagée par les pays européens au XIXème siècle, le contrôle de la prostitution se trouve au cœur des préoccupations des autorités. Il s’inscrit dans des relations de pouvoir de sexe, de race et de classe et constitue plus largement une tentative d’imposition de nouveaux modèles sexuels sur les femmes colonisées, par conséquent un contrôle du corps. Ce contrôle est cependant limité dans les faits, ce qui souligne l’incapacité des empires à réglementer la vie des populations colonisées dans ses moindres détails. Dès cette colonisation, les administrations impériales cherchent à intervenir dans la vie privée et la vie sexuelle des populations afin d’assurer puissance et autorité en imposant un nouvel ordre moral. Le colonisateur ne cesse d’instaurer une double domination masculine et raciale sur les femmes dites « indigènes » : les métaphores de territoires « vierges », de conquêtes, de prise de possession sont fréquemment employées. Dans ce cadre, loin d’être marginale, la question de la prostitution, et plus largement de la rencontre physique entre colonisateurs et colonisé.e.s, se trouve au cœur des préoccupations des autorités. Avec la colonisation, la prostitution prend une nouvelle ampleur. Elle se développe au moment des conquêtes des territoires coloniaux, en particulier près des casernements militaires où les femmes colonisées sont « mises à disposition » des soldats.

Dès 1831, dans le territoire nouvellement conquis de l’Algérie, colonisé sous Charles X en 1830, la prostitution est réglementée avec la création d’un statut unique pour les prostituées, enregistrées par la police, et la mise en place de lieux spécifiques, comme les bordels militaires de campagne (BMC). On peut observer un phénomène similaire dans l’Inde britannique avec la publication d’un Cantonment Act en 1864 organisant la prostitution dans des « bordels », les chaklas, intégrés aux casernes militaires britanniques. Une utilisation du corps des femmes colonisées pour répondre aux besoins des colons masculins.

Source : EHNE. Prostituées dans l’Algérie coloniale. Source : Christelle Taraud :https://goo.gl/FPuUGu.

Prostitution dans le Maroc colonial, « le quartier réservé de Casablanca », Institut du Monde Arabe.

Face à la surreprésentation masculine parmi la population européenne, les relations entre hommes blancs et femmes colonisées sont largement tolérées pendant une large partie du XIXème siècle, jusqu’au mariage dans certains cas. Des expressions témoignant du concubinage se répand désignant les « petites épouses » on trouve : « bibis » dans l’Empire britannique, « signares » au Sénégal, « nyai » dans les Indes néerlandaises. La prostitution est quant à elle toujours encouragée pour répondre aux besoins des administrateurs civils masculins. Comme dans les métropoles, elle s’accompagne d’un discours médical et réglementaire. L’encadrement de la prostitution dans les colonies prolonge ce qui se pratique en Europe. Par exemple en Italie le code Pisanelli (premier code civil du royaume d’Italie (1861-1946) criminalise la prostitution en Érythrée comme en Italie. L’Érythrée est le premier territoire de l’Afrique orientale italienne, est incorporé au Royaume d’Italie en 1891 et la présence italienne en Érythrée dure jusqu’en 1941. Il s’agit d’une colonisation antérieure au fascisme, qui, en conséquence, possède une identité distincte. Dans les empires britannique et français, c’est le réglementarisme qui s’impose. La prostitution est d’abord refoulée en milieu clos, à l’intérieur de quartiers réservés sous surveillance permanente de l’administration, ce qui implique un contrôle constant policier et médical.

Dans le Tonkin passé sous protectorat français en 1883, une police des mœurs est créée cinq ans plus tard. L’Indochine est une construction coloniale française composée des actuels Vietnam, Cambodge et Laos, ces différentes entités de l’époque : Cochinchine, Cambodge, Annam, Tonkin, Laos ne sont pas soumises de la même manière à l’administration française. Par exemple la Cochinchine est une colonie, au sens strict, il s’agit donc pour l’administration française d’en prendre le contrôle total et d’en faire une extension parfaite de la métropole. Le Cambodge, l’Annam, le Tonkin et le Laos sont des protectorats. L’administration française n’est pas supposée y intervenir dans les questions de politiques intérieures. Il est donc maintenu un pouvoir local.

Groupe de prostituées au Tonkin dans les années 1950. EHNE

Par conséquent, la question sanitaire apparaît centrale pour les colonisateurs européens qui sont convaincus que les prostituées sont le principal vecteur de diffusion des maladies vénériennes. Dès 1849, à Saint-Louis au Sénégal, est créé un dispensaire de salubrité publique.

Dans les Indes néerlandaises,(indépendance en 1949, sous le nom d’Indonésie) à partir de 1852, sont organisées des visites prophylactiques pour dépister la syphilis.

Dans l’Inde britannique, la promulgation de plusieurs Contagious Diseases Acts entre 1864 et 1867, des lois sur les maladies contagieuses, donne un statut officiel aux prostituées surveillées et traitées dans des « hôpitaux fermés » pour éviter toute propagation de maladies vénériennes.

En ce qui concerne la colonie belge du Congo (indépendant en 1960, sous le nom de Congo-Léopoldville, puis Zaïre et aujourd’hui République démocratique du Congo), la première réglementation de la prostitution est plus tardive, en 1909, et là aussi dictée par la crainte de diffusion de maladies.

Lutter contre le péril vénérien, c’est d’abord protéger la société blanche des risques épidémiologiques. Mais outre son aspect sanitaire, la réglementation des pratiques prostitutionnelles est aussi politique et projette dans cet univers les hiérarchies raciales, de domination, à l’œuvre dans les empires. Alors que l’importation de prostituées européennes dans les territoires coloniaux était courante au cours du XIXème siècle, à la condition qu’elles soient exclusivement destinées aux hommes blancs, en Europe né l’angoisse de la traite des blanches et les rumeurs d’enlèvement de jeunes Européennes vers l’outre-mer provoque son interdiction progressive comme en Inde britannique en 1912.

Mais les distinctions coloniales sont également à l’œuvre parmi les femmes non européennes. C’est-à-dire, dans toute l’Asie orientale se développe un trafic de femmes enlevées ou achetées dans les régions rurales les plus pauvres du Japon. Aux mains de souteneurs, on retrouve les Karayuki-San (prostituées japonaises) aussi bien en Extrême-Orient russe, en Malaisie ou Inde britannique, aux Indes néerlandaises comme en Indochine française. Accessibles aux marchands chinois comme aux colons européens, elles occupent un rang intermédiaire dans la hiérarchie sexuelle coloniale entre femmes autochtones et européennes. Afin de rendre compte de l’impact de la réglementation coloniale non seulement sur la prostitution, mais sur la société maghrébine en général, la prostitution avant la colonisation française se caractérise par une diversité importante de statuts et de situations, la prostitution se distingue alors fortement du  « taylorisme sexuel » mis en place par le colonisateur sur les territoires occupés, notamment au Maghreb.

L’instauration du système prostitutionnel passe par diverses étapes dont l’une des premières est la création d’une catégorie unique de femmes offrant des services sexuels : la « fille soumise », système que l’on retrouve dans le réglementarisme français, par conséquent, il y a bien une implantation d’un système français au Maghreb. Ainsi, sous l’occupation française, toutes les femmes, qu’elles soient européennes ou maghrébines, qui exerce la prostitution doit être inscrite sur le registre de la police des mœurs, création également française sous le réglementarisme, après avoir passé une visite sanitaire attestant qu’elle n’a pas de maladie contagieuse, telle que la syphilis. Cette inscription auprès de la police des mœurs est essentiellement un dispositif de contrôle de la mobilité géographique et de la santé des prostituées, elles doivent alors communiquer tout changement d’adresse et de ce fait ne peuvent changer de localité, que si elles ont été reconnues indemnes de toute maladies, lésions, vénérienne.

Le réglementarisme implique également un réaménagement de l’espace urbain par les colonisateurs, en particulier l’organisation de la prostitution autour de « quartiers réservés » constituant des milieux clos avec un contrôle policier et médical constant et sévère, un contrôle pour la morale, et l’hygiène. En effet, la création de ces « quartiers réservés » dans les grandes villes telles que Casablanca et Tunis va suivre la logique ségrégationniste et raciste instaurée, sur les territoires colonisés, par le code de l’indigénat (se généralisant à toute les colonies en 1887) en créant des lieux exclusifs de prostitution, il s’agit d’empêcher que les prostituées maghrébines contaminent, par le biais des civils et des militaires installés en Afrique du Nord, la nation française. Les arguments avancés par les colonisateurs pour la création de ces quartiers relèvent ainsi essentiellement du registre sanitaire et moral : lutte contre le mal vénérien, contrôle de la santé, de l’hygiène et de la morale. Pour les colonisé·e·s, le quartier réservé est le symbole par excellence de la domination française : il inscrit dans l’espace ce que la charïa (la tradition) interdit : la prostitution, et rend publiques les prostituées maghrébines jusque-là invisibilisées.

Les « filles soumises » exercent en maison (maison de tolérance, bordel…) ou isolément. Celles qui travaillent dans les maisons de tolérance sont soumises au contrôle sévère et exposées à l’exploitation financière par les patronnes de maison donc les tenancières, lesquelles participent activement au système colonial. À partir du début du XXème siècle, c’est de plus un véritable « taylorisme prostitutionnel » qui est mis en place : les prestations offertes sont standardisées et dirigé par une tarification rigoureuse, puis les prostituées sont soumises à des rythmes de travail souvent effrénés. L’exemple des : bordels militaires de campagne (BMC) cité ci-dessus, en est une bonne illustration, ces BMC sont aménagés par l’armée française dans les régions où les militaires ne disposent pas de maisons de tolérance ou de quartiers réservés, ils sont une véritable industrie du sexe, du cops. Du fait des difficultés de recrutement, le pourcentage des prostituées, « filles soumises » par rapport aux effectifs de militaires est très faible et ne dépasse souvent guère le nombre d’une prostituée pour 100 militaires. Ainsi, il n’est pas rare qu’elles aient jusqu’à 70, voire plus, rapports sexuels quotidiens (Christelle Taraud, 2003).

Mise à part, la régulation forcée de la prostitution, la colonisation contribue à la construction d’une image particulière des femmes du Maghreb. Si la peinture et la littérature orientalistes dressent, dans un premier temps, une altérité féminine romantique et exotique, la sensualité des femmes orientales étant opposée à la sexualité stérile, strict, et catholique des Françaises, ce qui contribue à un certain fétichisme et fantasme de ces femmes, l’équation femme indigène égale mœurs faciles va dominer l’imaginaire européen à partir de 1880. Imaginaire sur le corps des femmes que l’on va retrouver dans les zoos humain avec notamment la Vénus Noire, ou  la Vénus hottentote, de son vraie nom ; Saartjie Baartman.Elle va être, exhibée en Angleterre et en France puis après son décès en 1815, disséquée par Georges Cuvier, professeur d’anatomie comparée, fasciné comme ses contemporains par les protubérances fessières et les particularités de son appareil génital.

« L’altérité sexuelle » (principe qui consiste à ne pas s’inclure au sein d’un seul mode de vie sexuel) devient alors synonyme de vénalité et les pratiques sexuelles des colonisé·e·s sont alors représentées comme moins civilisées, donc illicites, parce qu’elles ne sont pas de bonne mœurs. La littérature coloniale, riche en exemples de cette sexualité déviante, fait ainsi la démonstration permanente de la nécessité d’une colonisation sexuelle des vaincu·e·s afin de les civiliser. Pour se justifier cette altérité sexuel se dit faire l’exercice de droits sexuels des colonisateurs sur les femmes des colonisés. Dans ce contexte, l’existence d’une sexualité inter-communautaire, c’est-à-dire de rapports entre hommes européens et femmes maghrébines, a un poids symbolique important : pour les hommes européens, la relation sexuelle avec une femme indigène devient partie intégrante du colonial way of life, l’expérience temporaire de la « sauvagerie » auprès d’une femme indigène étant perçue comme nécessaire au retour à la civilisation et à la normalité, c’est-à-dire le mariage avec une Européenne.

Pour les hommes maghrébins, cette mixité sexuelle est un symbole violent de la domination coloniale et le seul moyen pour renverser ce rapport est d’avoir, à leur tour, des relations sexuelles avec une femme européenne, comme une « vengeance ». Les rapports intimes entre hommes européens et femmes maghrébines sont ainsi doublement symboliques : ils symbolisent, à la fois, le rapport de colonisation entre la France et le Maghreb et le rapport de domination des hommes sur les femmes. De ce fait, la réglementation de la prostitution en Afrique du Nord par le colonisateur français, il est possible de mettre en évidence des mécanismes inhérents, inséparable à toute société patriarcale : la domination de l’autre passe, entre autres, par l’appropriation de ses femmes et de leur corps. Dans cette logique, la colonisation sexuelle des femmes est un élément fondamental de contrôle et de soumission, non seulement des femmes, mais de la société tout entière.

Ainsi, les prostituées maghrébines sont prises entre « soumission » et « émancipation », et leur vie quotidienne se caractérise par un mélange de « tradition » (la société maghrébine) et « modernité » (la France, la colonie). La prostitution coloniale est un outil central de domination des empires coloniaux, particulièrement sur les femmes et leur corps, incarnant donc une double oppression des femmes colonisées : en tant que femmes et en tant que colonisées. Elle révèle la manière dont le pouvoir colonial s’exerce jusque dans l’intimité des corps, en articulant hiérarchies raciales, sexuelles et sociales. À travers la régulation du sexe et la mise en place de normes sexuelles européennes, les empires cherchent à civiliser, contrôler et posséder les sociétés colonisées, notamment avec le « taylorisme sexuel », ou avec les bordels militaires de campagne.

bibliographie :

Christelle Taraud, « Genre, sexualité et colonisation. La colonisation française au Maghreb », Sextant, 25, 2008, 117-127.

Romain Tiquet , « La prostitution en situation coloniale », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, [en ligne] : https://ehne.fr/fr/node/12446

Pour plus de détail :

Nicolas Blancel, Pascal, Blanchard, Gilles Boëtsch, Thomas, Dominic, Christelle, Taraud,(dir.), Sexe, race et colonies, Paris, La Découverte, 2018.

Christelle, Taraud, La prostitution coloniale, Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot, 2003.

Pascale Barthélémy, Luc Capdevila and Michelle Zancarini-Fournel, « Femmes, genre et colonisation », Clio, 33, 2011, 7-22.

Isabelle, Tracol-Huynh, « La prostitution au Tonkin colonial, entre races et genres », Genre, sexualité & société, 2,  2009.

Pour aller plus loin sur l’Italie :

Costantino Paonessa, « La colonie italienne en Égypte entre 1861 et 1914 : élites, émigration de masse et dissidence politique dans un des pays du Levant et de Barbarie », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 156, 2023, [en ligne] URL: http://journals.openedition.org/chrhc/20955

Fabienne, Le Houérou, « Le moment colonial italien comme répulsion/attraction dans les imaginaires nationaux érythréens et éthiopiens ». D’Italie et d’ailleurs, édité par Marie-Claude Blanc-Chaléard et al., Presses universitaires de Rennes, 2014.

Pour aller plus loin sur l’Indochine :

Éric Gojosso, L’Empire Indochinois : le gouvernement général de l’Indochine de la création de l’Union indochinoise au rappel de Richaud (1887-1889), LGDJ, 2016

Pierre Brocheux et Daniel Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë (1858-1954), Paris, La Découverte, 2001.